Au cours du dernier quart de siècle on passe des sociétés dites industrielles où la croissance était basée sur la production de type matériel à un nouveau modèle dans lequel les facteurs immatériels, l’information et la communication sont devenus la base de la production de la richesse . Ces TIC structurent les relations professionnelles, domestiques, privées et publiques.
L’idéologie dominante a présenté les machines à communiquer comme « un nouvel égalitarisme », une » réconciliation pacifique des antagonismes sociaux ». Chacun ayant accès à son clavier pouvant s’informer et communiquer, les inégalités sociales se résoudraient.
La réalité est toute autre : il existe un fossé entre ceux qui ont accès à ces nouvelles technologies, qui bénéficient pleinement des opportunités offertes par la connexion, et ceux qui en sont exclus.
Le portrait de ceux touchés par l’illectronisme ( les séniors 56%, les gens sans diplôme 26%, ceux à faible capacité budgétaire, les populations des zones rurales 11% ), montre que la fracture numérique est un amplificateur des fractures économiques, sociales, culturelles territoriales, générées par le capitalisme. Ces inégalités largement préexistantes à l’expansion d’internet expliquent les difficultés d’ acquisition de la maîtrise technique. L’appropriation des usages est largement tributaire du niveau de revenus, du capital culturel, du sexe, des configurations familiales, des « habitus » : ainsi les usages d’internet d’une femme issue des milieux populaires, sans diplôme, vivant en milieu rural ne sont pas ceux d’un homme cadre, fortement diplômé, et vivant dans une grande ville.
La numération ne contribue donc pas à la réduction des inégalités, elle en devient plutôt un multiplicateur :
Conduite à marche forcée, ( tout devait être terminée en 2022 ) la numération de l’accès aux services publics s’applique désormais aux démarches indispensables telles qu’une demande d’état civil, le règlement d’un impôt, l’obtention d’indemnités -chômage, d’allocations familiales, d’une carte de séjour…
L’obligation de recourir à internet dans tous les domaines de la vie quotidienne crée de nouvelles souffrances chez ceux qui sont le moins en mesure, faute de matériel requis, de savoir informatique, d’assistance des proches, de répondre à cette obligation, et dans certains cas de faire valoir leurs droits.
13 millions de personnes, pour l’essentiel d’entre elles déjà brutalisées par l’ordre social , galèrent avec le numérique sans que les responsables se soucient de leur existence .
En réalité ces nouvelles technologies qui pourraient servir le progrès et l’émancipation des hommes, sont utilisées par le capitalisme selon ses mécanismes classiques. :
1) Les grandes entreprises privées de ces secteurs n’œuvrent pas pour le bien commun , mais pour l’augmentation exponentielle de leurs profits. Le développement des réseaux télématiques sert à augmenter la croissance du chiffre d’affaire de l’ e.commerce. L ‘ utilisateur est d’abord un consommateur.
Les 5 entreprises les plus lourdes en capitalisation boursière Apple, Google, Microsoft, Amazone et FaceBook font état de chiffres d’affaire qui dépassent largement le PIB de nombreux états.
Ces géants ont une ambition de monopole, veulent passer outre les états en exigeant de pouvoir faire des transactions partout dans le monde avec le minimum de règles, polluent sans vergogne la planète : les déchets électroniques finissent dans les pays en voie de développement comme l’Inde où hommes et femmes sont chargés, pour survivre, de recycler ces déchets dans des conditions sanitaire et de sécurité effroyables.
2) Les incidences de ce capitalisme numérique sur le travail vont dans le sens d’une division accentuée de ce dernier et d’une précarisation pour un grand nombre de travailleurs.
D’un côté la pénétration numérique du marché du travail entraîne une croissance des tâches abstraites, analytiques, créatrices qui demandent un personnel hautement qualifié. Ces prestations de travail peuvent provenir du monde entier dans le cadre de projets.
A l’autre bout il existe des tâches manuelles notamment dans le domaine des prestations de service (sécurité, gastronomie, entretien ) accomplies par des travailleurs qui ne sont plus des salariés mais des « entrepreneurs », engagés en cas de besoin, avec des contrats irréguliers, sans assurances, sans protection syndicale. Dans les immenses hangars d’Amazone ces travailleurs exécutent ce que leur dicte le logiciel de l’entreprise qui mesure en même temps leur productivité en temps réel.Ils sont devenus des robots. On assiste à une combinaison inédite du progrès numérique du 21ième siècle avec les conditions de travail du 19ième siècle.
Le gouvernement actuel est un véritable aiguilleur de ce capitalisme numérique. L’e.santé en est un bon exemple.
Face à la fermeture des lits et des urgences à l’hôpital, au manque de personnels, aux déserts médicaux , Emmanuel Macron propose les cabines médicales connectées, les téléconsultations, le suivi de données à distance, au bénéfice sanitaire incertain.
Soutenues par Bpi France, la banque publique d’investissement, une pléiade de start-up sont censées apporter une solution miracle aux problèmes qui accablent le système de santé : H4D rapproche les patients et les médecins en visioconférence, Nouvel e.santé supplée à la dégradation de l’accueil à l’hôpital par manque de personnel en numérisant le parcours du patient, Doctopsy plateforme de visioconférence vient au secours du secteur de la psychiatrie en déshérence.
On assiste ainsi à une financiarisation de la santé numérique soutenu par le secteur public dans lequel s’engouffrent des investisseurs privés pour leurs plus grands profits.
Certaines applications pourraient avoir une utilité dans le cadre du service public : ainsi certaines visioconférences trouvent leur utilité, certains objets connectés, comme les tensiomètres ou montres proposés par la start-up withings pour surveiller le cœur à distance, sont des techniques supplémentaires qui peuvent rassurer les patients, améliorer le travail des médecins .
Mais le développement de ces pratiques dans un tel contexte de paupérisation de la santé ne fait qu’accentuer la privatisation de ce secteur.
Les techniques d’information et de communication sont un instrument puissant qui pourrait servir l ‘accès de tous aux connaissances, offrir des opportunités importantes pour résoudre les problèmes majeurs de l’humanité, développer la démocratie. Le capitalisme s’approprie ces technologies selon sa logique marchande à l’intérieur d’une concurrence internationale sans entraves.La politique libérale actuelle les utilise pour accentuer la destruction des services publics.
Il reste à réfléchir à la façon dont le potentiel sociétal de ces nouvelles technologies peut être déployé, ce qui ne peut se faire sans une lutte contre les impératifs du capital afin de mettre cette révolution technologique au service du progrès pour tous.
Denise Bordes